Ina’a, la grande aventure !

par | 28 Nov 2024 | Reportage

Résumé : Ina’a à Tahiti ou bichique à la Réunion, ces alevins pêchés pendant certaines périodes de l'année aux embouchures des rivières font le bonheur des pêcheurs et des amateurs de beignets de ina’a ou de carry bichique. Mais avant d'arriver dans vos assiettes, saviez-vous qu'ils vivent un incroyable périple ponctué d'obstacles et de transformations ? On vous raconte leurs aventures.

1-Ina’a sur les branches d’un arbre mort à l’embouchure d’une rivière (©Vetea Liao)

Ina’a à Tahiti ou bichique à la Réunion, ces alevins pêchés pendant certaines périodes de l’année aux embouchures des rivières font le bonheur des pêcheurs et des amateurs de beignets de ina’a ou de carry bichique. Mais avant d’arriver dans vos assiettes, saviez-vous qu’ils vivent un incroyable périple ponctué d’obstacles et de transformations ? On vous raconte leurs aventures.

Deux espèces de gobie de rivière

Tout commence en rivière… En Polynésie, les ina’a sont les alevins de deux espèces de gobies d’eau douce : Sicyopterus lagocephalus et Sicyopterus pugnans, tous deux appelés “àpiri” en tahitien. S. lagocephalus a une large distribution, puisqu’on le retrouve dans les cours d’eau et rivières des régions tropicales et subtropicales de l’Asie du Sud-Est, du Pacifique et de l’océan Indien. Il est ainsi à l’origine des bichiques de la Réunion. Tandis que son cousin, S. pugnans, est une espèce quasi endémique de la Polynésie française. Bien qu’il existe une population de S. pugnans à Samoa, elle semble ne plus avoir de lien génétique avec celle de Polynésie.

Sicyopterus lagocephalus adulte mâle (©Matangi Moeroa)

Sicyopterus pugnans adulte mâle (©Vetea Liao)

Un cycle de vie particulier

Comme tous les animaux de nos rivières, ces deux gobies sont dits “amphihalins” et ont un cycle de vie qui comprend une partie en mer et une partie en rivière. Plus précisément, les àpiri suivent un cycle “amphihalin amphirome”, ce qui signifie que les adultes vivent et se reproduisent en eau douce. Les femelles pondent leurs œufs sous les galets et, après une période d’incubation encore inconnue, les larves éclosent et doivent dévaler la rivière en moins de 72 heures pour rejoindre la mer. Passé ce délai, elles ne supporteront plus l’eau douce et mourront. Une fois en mer, les larves sont entraînées par les courants marins et se dispersent en plein océan. Après un long périple de 100 à 120 jours en mer pour S. pugnans et de 130 à 160 jours pour S. lagocephalus, les post-larves reviennent vers les lagons et recherchent une rivière.

Un retour semé d’embûches

Comment ces alevins retrouvent-ils une rivière en plein océan ? C’est une question qui reste encore sans réponse à ce jour. Ils sont probablement capables de “sentir” la proximité d’une île puis d’une source d’eau douce, mais tout cela reste à prouver. Les premiers signes de leur arrivée proche de nos côtes sont leur présence dans les estomacs des thons capturés par les pêcheurs côtiers. À ce moment-là, des bancs de centaines de milliers de post-larves, des deux espèces mélangées, se rapprochent progressivement du récif et pénètrent par vagues successives dans nos lagons à la recherche d’une source d’eau douce.

Une fois l’embouchure trouvée, un autre défi les attend pour survivre dans ce nouvel environnement. Ils devront d’abord subir des changements physiologiques internes et externes cruciaux pour s’adapter à l’eau douce (osmorégulation). Une fois prêts, ils commencent à entrer en masse dans la rivière.

Quasiment transparents à leur arrivée, leur corps commence à se pigmenter dès qu’ils passent d’un comportement de nage en pleine eau à un comportement benthique, en se fixant sur les cailloux grâce à leur ventouse située sous l’abdomen. Ce changement de mode de vie entraîne également un changement d’alimentation. À ce stade, les deux espèces se distinguent bien. S. pugnans présente une robe marquée par des tâches noires bien distinctes, tandis que S. lagocephalus, légèrement plus grand, arbore des bandes noires plus diffuses. Cette phase de transformation dure environ deux jours. Ensuite, les juvéniles remontent la rivière, colonisant peu à peu son cours, à condition qu’aucun obstacle n’entrave l’écoulement de l’eau. Ils sont même capables de remonter des cascades grâce à leur ventouse abdominale.

L’arrivée des ina’a réjouit les pêcheurs locaux qui les attrapent à l’épuisette ou au filet de seine lors de leur entrée dans la rivière. Ce rassemblement attire également de nombreux prédateurs aquatiques, tels que les sardines, les carangues, les natos et les anguilles, mais aussi des oiseaux comme les sternes huppées et les chevaliers errants. Les ina’a n’auront pas de répit, se faisant attaquer par les airs, en pleine eau et sur les bords de l’embouchure, où les attendent en embuscade, dans le sable, les anguilles-serpents (‘ati), qui participent à ce festin.

Des ina’a mais pas que :

D’autres espèces de poissons d’eau douce profitent de l’euphorie du moment pour pénétrer discrètement dans la rivière. Des juvéniles de stiphodons et éléotris, de plus petite taille, s’infiltrent dans les bancs de ina’a. Bien qu’ils soient capturés en même temps que les ina’a, ils représentent des prises accessoires non ciblées. Toutefois, les méthodes de “nettoyage” utilisées par les pêcheurs pour séparer les ina’a des débris végétaux et du sable permettent également de sortir ces espèces non désirées, qui sont ensuite relâchées dans la rivière.

Post larve de stiphodon ou éléotris. (©Vetea Liao)

Post larve de stiphodon ou éléotris. (©Vetea Liao)

Conclusion :

La pêche aux ina’a se concentre principalement sur l’île de Tahiti et constitue une source de revenus non négligeables pour les familles qui la pratiquent. Mais quel est l’état de la ressource ? Les populations de gobies d’eau douce de Polynésie sont-elles en danger ? Au-delà de l’encadrement des pratiques de pêche, les enjeux de conservation les plus importants se situent dans le lit des rivières. Toute la ressource dépend des populations adultes de S. lagocephalus et S. pugnans dans nos rivières. Bien qu’il n’y ait pas suffisamment d’études sur la situation des stocks d’adultes et la dispersion des larves, la plupart des lits naturels des rivières de Tahiti sont fortement dégradés par les aménagements des berges, l’extraction des pierres, la construction de captages d’eau, ainsi que par la pollution des eaux usées et l’abandon de déchets ménagers. Toutes ces activités fragilisent les populations adultes des àpiri. Le statut quasi-endémique de S. pugnans rend cette ressource d’autant plus fragile.

Alors prenons soin de nos rivières car elles abritent une biodiversité unique !